Regard d’expert | Ezzedine Khalfallah, consultant international en énergie à La Presse : «Face aux enjeux globaux, la Tunisie n’a d’autres choix que d’engager une réelle transition énergétique»

 

La transition énergétique est au cœur des préoccupations mondiales, et la Tunisie se positionne en tant qu’un acteur de premier plan dans ce mouvement. Les défis auxquels elle est confrontée pour atteindre son objectif d’indépendance énergétique, les mesures prises pour minimiser les perturbations de l’approvisionnement énergétique et le rôle des projets d’énergie renouvelables dans cette transition, c’est ce que Ezzeddine Khalfallah, consultant international en énergie, nous décrypte dans cette interview.

En tant que consultant international en énergie, quel est votre constat sur l’état d’avancement de la Tunisie en matière de transition énergétique? Comment qualifiez-vous l’attractivité énergétique de la Tunisie ?

Internationalement, la transition énergétique est justifiée par la non-viabilité du système énergétique actuel du point de vue équité sociale, sécurité d’approvisionnement et respect de l’environnement. D’où la nécessité de recourir à un nouveau modèle plus durable, plus respectueux de l’équité intra et intergénérationnelle et de l’équilibre écologique à moyen et long terme. Toutefois, cette transition est une notion spécifique à chaque pays qui essaie de l’adapter à son contexte pour garantir sa réussite.

Pour la Tunisie, le système énergétique actuel se trouve au cœur des problèmes globaux et son évolution va de pair avec des risques et des défis parfois difficilement surmontables ainsi que des enjeux de différents ordres stratégiques, économiques, sociaux et environnementaux.

Face à ces enjeux, la Tunisie n’a d’autres choix que d’engager une réelle transition énergétique permettant de contribuer aux divers défis suivants : sécurisation et diversification de l’approvisionnement en produits énergétiques, rationalisation de la consommation et stimulation de l’efficacité énergétique dans toutes les activités économiques du pays, mise en place de réformes institutionnelles, réglementaires et budgétaires du secteur de l’énergie, développement des ressources et des infrastructures énergétiques et évolution vers un système décentralisé, renforcement des capacités humaines et en R&D et développement de la coopération internationale et de l’intégration régionale.

La réussite de cette transition pour la Tunisie conduirait à une meilleure attractivité pour le secteur énergétique en termes d’investissements et de création de valeurs locales. Toutefois, cette réussite nécessite une vision nouvelle pour pouvoir l’assurer convenablement en anticipant les défis du long terme, en adoptant une approche participative de débats et d’échange et en assurant une réappropriation de la question énergétique par tous les acteurs.

Quels sont les principaux défis que la Tunisie doit surmonter pour accélérer la transition énergique ?

Le système énergétique tunisien présente plusieurs enjeux caractérisés par un mix énergétique basé à 98% sur les hydrocarbures, la part des énergies renouvelables étant très limitée (2%), des ressources nationales en hydrocarbures en déclin et une demande énergétique en croissance, créant un déficit énergétique de plus en plus important, atteignant plus de 4,7 Mtep en 2023.

A ceux-ci s’ajoute un approvisionnement énergétique pas entièrement sécurisé pour les produits pétroliers (76% des besoins sont importés) et non diversifié pour le gaz naturel où 65% des besoins sont assurés par le gaz algérien.

D’autres défis non importants qui consistent en l’accroissement continu de la pointe électrique estivale atteignant un record de 4.825 MW en 2023 contre 4.677 MW en 2022, soit une hausse de 3%, outre les prix de l’énergie fortement subventionnés et une politique de compensation insuffisamment ciblée conduisant à une hausse de la compensation atteignant 7.628 MDT en 2022 et représentant 5,28% du PIB

Un important déficit de la balance commerciale énergétique est observé aussi, atteignant 9 milliards de dinars en 2023 et un cumul de 61,5 milliards de dinars sur la période 2011-2023.

L’ensemble de ces enjeux constitue des défis à relever pour le secteur de l’énergie, moyennant une accélération de la transition énergétique, et ce, à travers un ensemble de mesures permettant l’amélioration des ressources énergétiques nationales et la réduction du déficit à moyen et long terme, la diversification et la sécurisation de l’approvisionnement énergétique du pays, la réduction de la dépendance énergétique et des charges budgétaires, outre l’accès plus large à l’énergie commerciale à coût constant. Les mesures constituent aussi une réponse aux engagements de la Tunisie en matière de transition énergétique et de développement durable, une réponse également à la lutte contre le changement climatique et la réduction des émissions de gaz à effet de serre…

Quelle appréciation faites-vous de l’évolution de l’indépendance énergétique de la Tunisie au cours de ces dernières années ?

Le taux d’indépendance énergétique, qui représente le ratio des ressources d’énergie primaire par la consommation primaire, s’est situé à 48% en 2023 contre 50% en 2022 et 94% en 2010. La baisse de ce taux d’indépendance est liée à l’évolution du bilan énergétique qui présente un déficit devenu structurel depuis l’an 2000 et qui n’a cessé de s’amplifier avec le temps pour atteindre 4,7 Mtep en 2023 contre 0.5 Mtep en 2010. Cette aggravation du déficit s’explique par la baisse continue des ressources d’énergie primaire (pétrole et gaz naturel) qui se sont situées à 4.4 Mtep en 2023 (contre 7,9 Mtep en 2010) et qui est due principalement à la diminution de la production nationale du pétrole brut et du gaz naturel suite au déclin naturel des principaux gisements devenus mâtures. Elle s’explique également par une évolution à la hausse de la demande d’énergie primaire qui a atteint environ 9,2 Mtep en 2023 (contre 8,3 Mtep en 2010), et ce, malgré les efforts de maîtrise de l’énergie.

Quelles perspectives pour la souveraineté énergétique en Tunisie?

La souveraineté énergétique de la Tunisie passe par l’amélioration de son bilan énergétique à travers la réduction progressive de son déficit et le passage, pourquoi pas, à une situation d’excédent énergétique. Une telle amélioration est possible par le biais d’une série de mesures qui entrent dans le cadre du processus de la transition énergétique du pays, à savoir la sécurisation et la diversification de l’approvisionnement en produits énergétiques d’une manière sûre, continue et au moindre coût, et ce, à travers l’intensification de la recherche en hydrocarbures conventionnels et non conventionnels en vue d’accéder à des ressources énergétiques locales, notamment en gaz naturel qui constitue la grande problématique pour le futur mix énergétique et surtout électrique.

Le processus de transition est focalisé aussi sur l’accélération de l’investissement du secteur privé dans les énergies renouvelables à petite, moyenne et grande échelle en surmontant les barrières spécifiques aux projets (gouvernance, financières, techniques et réglementaires) à travers des solutions et des mécanismes permettant de garantir la réalisation à temps des projets planifiés et futurs, en vue d’atteindre les objectifs ambitieux de contribution de ces énergies dans le mix électrique (soit 35% à l’horizon 2030, 50% en 2035 et 80% en 2050) et de continuer à contribuer à la transition énergétique de la Tunisie.

Notons aussi la réduction en investissements dans les centrales électriques conventionnelles pour faire face à la demande croissante en électricité, et ce, par le recours aux échanges avec les pays voisins (Algérie, Libye) et à l’interconnexion électrique avec l’Europe à travers l’Italie (projet ELMED), et ce, compte tenu des avantages apportés par ce genre de projet, à savoir la possibilité d’achat de l’électricité depuis l’Europe en période de pointe électrique estivale à des prix intéressants et l’augmentation de la capacité d’intégration des énergies renouvelables dans le système électrique national avec la possibilité de leur exportation vers l’Europe.

Parmi les enjeux figurent également la rationalisation de la consommation et la stimulation de l’efficacité énergétique dans toutes les activités économiques du pays par la mise en œuvre de plans d’action élaborés aux niveaux institutionnel, réglementaire et financier (nouveaux mécanismes, opérationnalisation de l’ensemble des composantes du Fonds de transition énergétique). En effet, et malgré l’amélioration significative de l’intensité énergétique depuis le milieu des années 90, il existe encore un potentiel important d’efficacité énergétique à mobiliser. Dans sa Contribution déterminée à l’échelle nationale (NDC), la Tunisie a fixé comme objectif de réduire sa consommation d’énergie primaire de 30% à l’horizon 2030.

Quel regard portez-vous sur la dynamique de transition vers les énergies vertes et l’économie décarbonée ? Quels sont, selon vous, les facteurs déterminants de l’investissement et de la promotion des énergies renouvelables en Tunisie ?

Les objectifs de la transition énergétique sont étroitement liés à ceux de la stratégie bas carbone de la Tunisie à l’horizon 2050. Pour le secteur de l’énergie, la vision 2050 ambitieuse et réaliste s’appuie principalement sur le déploiement massif des technologies de production d’électricité à partir des énergies renouvelables, mais aussi sur d’autres leviers, tels que l’orientation de la croissance économique vers les activités non énergivores, le renforcement de l’amélioration de l’efficacité énergétique et le recours au maximum aux technologies et équipements non énergivores, une redéfinition du mix énergétique vers les énergies décarbonées, le renforcement de l’électrification dans la consommation de l’énergie finale. Ceci outre le développement de la sobriété énergétique dans tous les secteurs concernés et la lutte contre le réchauffement climatique à travers la réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES). L’objectif d’intégration massive des énergies renouvelables est considéré comme un défi important à relever aux différents horizons en vue d’assurer une accélération de la transition énergétique. Cette transition repose sur une série d’orientations qui concernent le développement des technologies de stockage de l’énergie électrique en vue d’améliorer la maîtrise et les performances du système électrique national. Ces orientations concernent également le déploiement de la mobilité électrique et le développement de l’hydrogène vert, considérés comme solutions essentielles pour réduire les émissions de gaz à effet de serre et atteindre la neutralité carbone d’ici 2050.

Au niveau des facteurs déterminants de l’investissement et de la promotion des énergies renouvelables en Tunisie, il existe un certain nombre de facteurs qui militent en faveur d’un développement accru de ces énergies, à savoir :

– Un contexte international favorable marqué par l’accroissement des capacités renouvelables installées, les ambitieux objectifs fixés pour les capacités futures, la baisse spectaculaire des coûts des principales filières (notamment le solaire PV et l’éolien) et l’évolution à la hausse des investissements et des emplois créés ;

– La disposition en Tunisie d’un potentiel important en solaire photovoltaïque (280 GW) et en éolien (90 GW) ;

– L’élaboration d’une stratégie nationale bas carbone (SNBC) et la mise à jour de la contribution déterminée à l’échelle nationale (NDC) ;

– L’existence d’un cadre réglementaire évolutif intégrant trois régimes de production d’électricité (autoproduction, autorisation et concession) et d’un cadre incitatif à travers le Fonds de transition énergétique (FTE) et le Fonds tunisien de l’investissement (FTI) ;

– L’instauration de nouvelles réformes permettant d’exploiter le potentiel des différents projets d’énergies renouvelables, y compris ceux de petite et moyenne taille pour diversifier le mix énergétique, renforcer le tissu économique local et attirer les investissements directs étrangers.

Ainsi, devant un contexte international favorable au développement des énergies renouvelables, marqué notamment par les mesures prises à la COP28 de tripler les capacités renouvelables installées dans le monde à l’horizon 2030 et par la dynamique d’accroissement des parts des filières renouvelables dans la production mondiale d’électricité, la Tunisie se trouve bien placée pour relancer le développement de ces énergies, eu égard aux dernières réformes qu’elle vient de mettre en place.

Les objectifs, que les autorités tunisiennes ont fixés aux différents horizons, s’avèrent tout à fait réalisables, moyennant l’accélération des programmes à travers la poursuite des réformes devant surmonter les obstacles rencontrés.

Les énergies renouvelables constituent également pour la Tunisie un axe de développement de l’hydrogène vert, notamment pour l’export et un levier d’accélération de la transition énergétique permettant d’honorer les engagements du pays en matière de décarbonation.

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